samedi 4 juin 2011

Les «intermédiaires culturels» et l'histoire du livre

Lorsque, en 1978, le Centre méridional des mentalités et des cultures de l'Université d'Aix-en-Pce organisait un colloque consacré aux «Intermédiaires culturels», il ouvrait un chantier de recherches promis jusqu'à aujourd'hui à de vastes développements. La publication des Actes du colloque, en 1981, prend la forme d'un volume de 682 pages ouvert par une riche introduction de Michel Vovelle, et auquel l'historien du livre aura toujours avantage à se reporter. Nous avouerons que, si quelques études mettent en jeu le monde du livre et de l'imprimé, ce thème reste en définitive assez marginal et il est exploré selon une perspective qui pourra aujourd'hui paraître quelque peu datée (il s'agit surtout de typologie des «cultures»).
Que les imprimeurs, libraires et autres professionnels du livre aient depuis l'époque des incunables joué le rôle d'intermédiaires culturels, le fait n'est pourtant pas douteux.
Les uns innovent en faisant compiler ou rédiger des textes nouveaux, qu'ils pensent susceptibles d'être appréciés par un public lui-même en partie nouveau -leurs motifs sont d'abord d'ordre financier. L'invention de la «Bibliothèque bleue», au début du XVIIe siècle, s'inscrit dans cette perspective: exploiter un fonds de textes et d'images qui ne correspond plus à la demande du lectorat le plus avancé, mais qui sera très largement diffusé dans des catégories moins favorisées, et dans le monde rural. L'objectif -faire de l'argent- entraîne une évolution des consommations culturelles et une forme d'ouverture qui n'étaient pas recherchées comme telles a priori.
Le second modèle est celui où le professionnel envisage en toute connaissance de cause de promouvoir un certain message: c'est, déjà, le principe des imprimeurs humanistes, lorsqu'ils s'emploient à mettre à la disposition des lecteurs de bonnes éditions des classiques de l'Antiquité, ou encore les Textes sacrés dans des versions canoniques et qui facilitent leur bonne compréhension. Bien sûr, de la diffusion à la propagande, le pas est dès le XVIe siècle vite franchi, surtout en matière religieuse, mais aussi en matière politique.
La conjoncture intervient évidemment dans la problématique des «intermédiaires culturels», même si le colloque d'Aix ne l'envisageait que sous l'angle assez banal des «intermédiaires d'ancien style». Or, les transformation du marché du livre entre le XVe et le XXe siècle ne peuvent qu'influer très directement sur la problématique de ces fameux «intermédiaires». Arrêtons-nous sur un seul exemple qui illustrera le fait.
Nous savons que, dans la seconde moitié du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l'imprimé est théorisé comme le média par excellence, et comme le support de la connaissance et du progrès. Le modèle est celui des grandes villes d'Europe occidentale et, dans les régions moins avancées, certains «intermédiaires», qui ne sont ni des imprimeurs, ni des libraires, s'emploient à favoriser le transfert culturel en important des imprimés et des pratiques de lecture (et de sociabilité autour de l'imprimé) qui sont considérées comme «modernes».
Là aussi, deux modèles semblent grossièrement s'opposer, dont le premier privilégie la bourgeoisie, et notamment la bourgeoisie négociante. Voici l'exemple bien connu des Grecs de la diaspora. En 1762, le négociant Ioannis Pringos fait expédier d’Amsterdam 8000 volumes pour créer une bibliothèque à Zagora, son village d’origine (près de Volos), et il explique: «L’imprimerie est une belle chose. Elle a rendu les livres moins chers, de sorte que l’homme ordinaire peut lui aussi en acheter (…). La lecture ouvre les yeux du lecteur et fait de lui un homme conscient…»
De même, une circulaire des habitants de Chios appelle en 1802 leurs compatriotes émigrés à soutenir l'établissement du premier collège d'enseignement supérieur dans l’île:
«C'est de vous surtout, nos chers frères, que nous devons solliciter des secours. Établis dans les villes et au milieu des nations éclairées, vous êtes témoins oculaires de tous les avantages que procurent les sciences et les arts (…) des Européens (…). En formant cet Établissement, nous n'avons fait qu'obéir à la voix de la patrie, nous n'avons accompli que les vœux de tous les Grecs, mais principalement de vous, qui par votre position êtes mieux en état que personne de juger jusqu'à quel point les Lumières peuvent contribuer à regagner à notre nation, de la part des étrangers, la considération qu'elle n'aurait jamais dû perdre…»
Le second modèle se rencontrera plus vers le nord, dans les pays d'Europe centrale, et il privilégie le rôle des nobles -le royaume de Hongrie en offre un certain nombre d'exemples, mis en scène, par exemple, dans les romans de Miklós Bánfy:
«Véritables représentants de ces lignées proches de la cour qui, les guerres contre les Turcs terminées, ont joué pendant des siècles un si grand rôle dans les destinées de la Hongrie -qui portaient sur nos affaires un regard européen, qui introduisirent chez nous la culture occidentale tout en sachant rester hongrois: les Ferenc Széchényi, les Festetics, les Esterházy...» (Vous étiez trop légers, trad. fr., Paris, 2010, p. 214).
Mais nous nous arrêterons pour finir sur l'exemple que nous proposent François Rosset et Dominique Triaire et qui concerne la Pologne et Jean Potocki.
Les Potocki comptent parmi les premières familles de magnats, et leur rôle est décisif dans une période de relations complexes entre la Pologne et la Russie. Jean, quant à lui, né en 1761, est surtout connu comme l'auteur du Manuscrit trouvé à Saragosse. Il a déjà beaucoup voyagé, dans les États des Habsbourg, en Russie et dans l'Empire ottoman, mais aussi en Méditerranée (Malte, Égypte, Tunisie), enfin en Europe -et à Paris, quand, en 1788, il ouvre à Varsovie l'«Imprimerie libre» (Drukarnia wolna), d'où ne sortiront pas moins de 266 titres, dans leur grande majorité sur des sujets politiques et rédigés en polonais.
Cette même année, Potocki lance l'Hebdomadaire de la diète, feuille périodique en français (donc destinée à un lectorat différent, et pour partie international). En 1789, il complète cette manière d'institution en créant
«une chambre de lecture pour le public. Il loua trois grands appartements proches de son palais, les garnit de chaises, tables et de tout ce qui est nécessaire pour écrire, et de journaux et brochures en polonais et en langues étrangères (...). On pouvait à son gré venir passer son temps dans cette chambre...»
Enfin, c'est la fondation d'un club, destiné à débattre, mais entre soi (il y aura 150 fondateurs), des questions politiques à l'ordre du jour. Bien entendu, l'objectif de Potocki n'est pas d'ordre financier, mais bien de favoriser l'acculturation et la modernisation de certaines élites.
Cette opposition de la bourgeoisie des talents et du négoce, et de la noblesse éclairée supposerait d'être approfondie, mais elle nous paraît l'une des voies intéressantes permettant de développer une étude comparée des «intermédiaires culturels» en Europe à l'aube de l'époque contemporaine et au XIXe siècle.

Bibliogr.: Les Intermédiaires culturels. Actes du Colloque du Centre méridional d'histoire sociale, des mentalités et des cultures, 1978, Aix-en-Provence, Publications de l'Université de Provence (diff. Honoré Champion), 1981.
François Rosset, Dominique Triaire, Jean Potocki. Biographie, Paris, Flammarion, 2004, notamment p. 154 et suiv.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire