lundi 20 octobre 2014

À propos de la causalité

La causalité est un concept que son évidence apparente rend d’autant plus dangereux pour l’historien: la logique implicite est fondée sur la chronologie, et sur l’idée selon laquelle un phénomène est déterminé (causé?) par ce qui le précède. Idée bien entendu juste, et bien entendu en partie fausse. Signalons au passage que cette structure trouve comme son miroir dans la syntaxe linéaire d’un certain nombre de langues, dont le français: l’ordre normal des mots, qui place en tête le sujet (le chat), puis le verbe (mange) et enfin le ou les compléments (la souris), fonctionne comme une manière de paraphrase de la construction de la causalité.
Voici l’exemple, bien connu, de l’articulation entre l’imprimerie et la Réforme. En 1411 à Prague, Jan Hus condamne le commerce des Indulgences et la conception contractuelle de la religion (conception selon laquelle s'habiller d'une certaine manière, se conformer à un certain nombre d'interdits, par ex. en matière alimentaire, etc., offre des garanties quant au devenir après la mort).  En 1412, une bulle sur les Indulgences est brûlée publiquement à Prague, et la Réforme hussite tend à s’imposer: la référence ultime est celle de l’Écriture, à laquelle chacun devra avoir accès. Il faut par suite en favoriser la diffusion en vernaculaire, et travailler à étendre l’alphabétisation. Mais Hus est excommunié, il sera condamné à mort et exécuté lors du concile de Constance (1415). À Prague, la réaction est violente (1419): c’est la première défenestration, et la proclamation des Articles de Prague qui instituent la libre prédication, la pauvreté du clergé et la formation d’une armée populaire. La première Guerre de Bohème s’achèvera par l’écrasement des révoltés les plus radicaux à Lipany en 1434.
Un siècle plus tard, le besoin de réformer l’Église est encore plus répandu, tandis que la réflexion de Luther fait, par plusieurs de ses éléments, fortement penser à celle de Hus, jusqu’à sa condamnation des Indulgences par ses Thèses de 1517. Le parallèle pourtant s’arrête-là: alors que Jan Hus a été exécuté, et que la révolte hussite est finalement écrasée dans le sang, Luther trouvera sympathie, appui et protection auprès d’un certain nombre de grands personnages, et la Réforme se diffusera, sous ses différentes formes, dans une large partie de l’Europe.
Lettre d'Indulgences, 1480 (Archives municipales de Valenciennes)
La conséquence semble évidente, et a déjà été proclamée comme telle par les contemporains: si la Réforme de Luther s’impose là où le programme de Hus a échoué, c’est qu’elle a disposé d’un formidable outil de diffusion, en l’espèce de la typographie en caractères mobiles. L’imprimerie est un don de Dieu, et les professionnels du livre sont comparés aux apôtres travaillant à répandre la Parole du Christ –pour résumer d’une formule, la Réforme est la fille de l’imprimerie. L’historien pensera bien sûr au classique d’Elisabeth Eisenstein, The Printing Revolution in early modern Europe (Cambridge, 1983), et aux débats enflammés que ce livre a pu susciter entre des spécialistes plus ou moins bien informés.
C'est que, en histoire, la causalité n'est pas un concept, mais un paradigme qui doit s’analyser à la fois dans le temps et par rapport à un contexte donné. L’apparition de l’imprimerie se produit ainsi dans un espace bien déterminé (nous avons proposé la formule de «paysage culturel»), celui de  villes riches, actives, autonomes sur le plan politique, et qui fonctionnent largement en réseau, du Rhin et de l’Europe médiane (de l’Allemagne danubienne à la Bohème). Par un certain nombre de ses caractéristiques, cette géographie est celle d’une modernité sensible aussi bien dans les domaines de l’économie et de la société, que de la politique, de la réflexion intellectuelle –et du sentiment religieux. Rappelons simplement que la devotio moderna se développe tout particulièrement autour de Cologne et de Deventer, et que la mystique rhénane trouvera l’un de ses points d’appui majeurs à Strasbourg…
C’est dans ce même espace, où travaille un temps un personnage comme le Praguois Prokop Waldvogel, que les techniques dites prototypographiques connaissent leur premier essor. Le besoin d’innover qui y est ressenti concerne aussi bien l’Église et sa réforme souhaitable, que la formation intellectuelle et l’alphabétisation. Cet espace sera celui de l'apparition et de la première diffusion de la typographie en caractères mobiles.
Or, le changement du paradigme (la première révolution du livre) induit un certain nombre de conséquences qui ne pouvaient nullement être repérées d’abord: l’innovation dégage un nouvel horizon de possibilités, dont on ne mesurera qu’à terme combien il se trouve élargi et combien les problèmes désormais sensibles peuvent être difficiles. Ce qui nous amène à deux points, sur lesquels nous conclurons.
D’abord, la causalité n’induit jamais l’obligation, même si le glissement est très facile de l’une à l’autre –on peut expliquer comment les choses se sont passées, mais non pas démontrer qu’elles devaient nécessairement se passer ainsi. À chaque moment, un éventail de possibilités est ouvert, entre lesquelles des choix se font, choix qui eux-mêmes contribueront à réorienter le champ des possibles, et à reconfigurer plus ou moins en profondeur le dispositif d’ensemble. La métaphore du «ferment» de Febvre et Martin revient, d’une certaine manière, à décrire ce type de phénomènes articulant continuité et changement.
La seconde conséquence, propre à l’historien, concerne l’impératif de la contextualisation, notamment sur le plan géographique. Il y a ainsi une grande marge, entre la glorieuse capitale royale de Prague, en son temps l’une des plus riches villes d’Europe, et la petite Residenzstadt et ville universitaire de Wittenberg, avec ses trois ou quatre mille habitants vers 1510. Le mouvement hussite prend une dimension de révolte nationale et de révolution sociale, et il concerne l’électorat le plus riche du Saint-Empire –sur un certain nombre de plans, il est donc particulièrement dangereux. Les enjeux sont d’autant plus différents par rapport à ceux du luthéranisme que ce dernier, un siècle plus tard, trouvera l’appui de princes ou de villes alors intéressés à s’affranchir peu ou prou du joug impérial, et qu’il se prononcera précisément contre les révoltes paysannes de 1524-1525…
Alors, oui, l’imprimerie a rendu possible la Réforme et participé largement de son succès, mais elle n’en est évidemment pas la «cause».

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