samedi 25 juin 2016

Confession, mémoire et décor des bibliothèques

La question de l’organisation de nouvelles bibliothèques et du choix de leur décor peut à bon droit être articulée, à l’époque moderne, avec certaines orientations confessionnelles. «L’éthique protestante» (Max Weber) n’oriente évidemment pas le seul domaine économique, à travers notamment l’essor du capitalisme. Il s’agira en réalité du fonctionnement politique (au sens large) de la collectivité, et du rapport à celle-ci de chacun de ses membres.
On sait la théorie de Max Weber: dans une logique de gratuité de la Grâce (la Grâce de Dieu est accordée selon des critères qui nous échappent), la perfection de l’œuvre accomplie témoigne pourtant de la reconnaissance du parcours de chacun.
Mais nous voici dans la Haute École (Hochschule), future université, fondée par Jakob Sturm (1489-1553) à Strasbourg en 1538. La ville est passée à la Réforme, et la bibliothèque sera essentiellement décorée par trois ordres de portraits et de bustes. Ce sont, d’abord, ceux que nous appellerons les «héros universels» de l’humanité, comme Gutenberg, en tant que l’inventeur de l’imprimerie, Luther, en tant qu’initiateur de la Réforme, et Kepler, en tant qu’inventeur (ou l’un des inventeurs) de la scientificité moderne. Viennent ensuite les héros de l’institution, la Haute École, où sont formées les élites dirigeantes de la ville: et c’est, par exemple, la figure d’un Johann Schoepflin, savant et enseignant reconnu, qui lègue à collectivité ses propres collections, dont sa bibliothèque. Enfin, ce sont héros de la collectivité (la république urbaine de Strasbourg), dont le souvenir est commémoré à travers les portraits d’un certain nombre de ses responsables, à commencer par le fondateur de la Haute École et rénovateur du système scolaire dans la première moitié du XVIe siècle, Sturm lui-même.
Nous sommes devant un processus de métamorphose, par lequel la «personne représentée» se trouvera immortalisée de différentes manières à la bibliothèque. Nous venons d’évoquer les portraits et les bustes, mais ce sont aussi les écrits commémoratifs conservés dans les collections: dès le début du XVIe siècle, la Vie de Geiler de Kaysersberg, l’ancien prédicateur de la cathédrale de Strasbourg, est publiée par Beatus Rhenanus à la suite de l’édition de sa Navicula, et elle figurera bien évidemment à la bibliothèque. Les discours funèbres et leur publication sont à inscrire dans la même perspective, de même que les cérémonies commémoratives, qui elles aussi donnent fréquemment lieu à une publication.
Portrait de Kepler
La présence de collections de manuscrits, d’imprimés et autres (instruments scientifiques, gravures, pièces d'antiques, etc.) léguées par tel ou tel et venues enrichir la collection «publique», s’analyse de la même manière, surtout lorsque, malgré leur changement de statut (du privé au public), certaines d’entre elles conservent leur identité propre sous la forme d’un «fonds» autonome, intégré comme tel à la collection générale.
Enfin, pour ne pas quitter Strasbourg, la figure du héros sera immortalisée à travers l’érection d’un tombeau au sein de l’église Saint-Thomas, véritable cathédrale en même temps que nécropole de la Réforme –et de la République– strasbourgeoises.
Terminons en observant que l’éthique religieuse n’est pas seule à devoir être convoquée s’agissant de la causalité des commémoration. Il faudrait bien sûr aussi faire appel, plus prosaïquement, à la sociologie des organisations. En reconnaissant la réussite exemplaire d’un parcours individuel, l’institution concernée démontre sa propre pertinence, selon une logique que la Nation elle-même mettra en évidence lorsqu’elle inscrira au fronton du Panthéon la formule lapidaire portée en caractères romains: «AUX GRANDS HOMMES, LA PATRIE RECONNAISSANTE». De fait, comme l’expose Max Weber et comme l’exemple de Strasbourg l’illustre de manière idéaltypique, la sociologie s’articule très vite avec la politique, et avec l’action politique. 

Bibliothèques, Strasbourg, origines-XXIe siècle, dir. Frédéric Barbier, Paris, Éditions des Cendres ; Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, 2015. Louis Schneegans, L’Église de Saint-Thomas à Strasbourg et ses monuments. Essai historique et descriptif, Strasbourg, impr. de Gottlob Louis Schuler, 1842. Jean Arbogast, Épitaphes et monuments funéraires. Église Saint-Thomas de Strasbourg, Strasbourg, Éditions du Signe, 2013.

samedi 18 juin 2016

Un Ars moriendi inconnu à Leipzig à la fin du XVe siècle?

L’historiographie des années 1950-1970 a donné une grande place à l’étude des «Arts de mourir» (Ars moriendi), en tant que titre largement diffusé par le manuscrit, puis par l’imprimé au XVe siècle, et en tant que texte ouvrant à de riches questionnements dans les domaines de l’anthropologie historique, de l’histoire du sentiment religieux, ou encore de celle des pratiques de lecture. Philippe Ariès a montré comment cette littérature témoignait de l’individualisation croissante d’une mort ressentie comme «mort de soi»: le jugement dernier n’est plus collectif, entraîné par le pêché originel, mais il devient individuel.
Il est possible que le texte de l’Art de mourir ait été composé sous sa forme originelle au début du XVe siècle dans l’environnement du concile de Constance: en tous les cas, il s'agit d'un texte relevant de la littérature de piété, et dont le succès a été considérable. Pour l’historien de l'imprimé, les «Arts de mourir» sont publiés sous forme de livrets xylographiques ou de petites plaquettes typographiées, ils sont rédigés en latin ou en vernaculaire, et toujours illustrés de xylographies ou parfois de gravures sur cuivre. Le texte ici rapidement présenté correspond à la formule «courte» de l’Art de mourir, identifiable à son incipit «Quamvis».
Une visite récente à la Bibliothèque d’histoire du protestantisme français à Paris nous a en effet permis de découvrir fortuitement un exemplaire du texte latin. Il s’agit d’une édition peut-être inconnue des répertoires (en tous les cas très proche de GW 2578), et qui a été donnée par Konrad Kachelofen à Leipzig dans les dernières années du XVe siècle :
Ars moriendi. «Quamvis secundum philosophum tertio Ethicorum...», [Leipzig: Conrad Kachelofen, s. d.].
Titre: Ars morie[n]di ex va // riis scripturarū sentētiis collecta // cū figuris. ad resistendum in mor // tis agone dyabolice sugestiōi va=// lens. cuilibet christi difeli utilisa ac // multum necessaria.
A(8)-B(6). Très proche de GW 2578. 
BSHPF, André 1008
Tentatio dyaboli de desperacione (feuillet A(6)r°). Le mourant est entouré de figures lui rappelant les pêchés qu'il a pu accomplir, et que résume encore l'affreux démon à tête de chien brandissant son panneau.
Kachelofen, peut-être originaire de la Lorraine du Nord, s’établit à Leipzig comme négociant de papier et d’autres marchandises en 1476, avant de commencer à imprimer autour de 1480, certainement en 1485. Il cessera de travailler en 1517, année où l’officine passe à son gendre, Melchior Lotter. Dans les dernières années du XVe siècle, il a donné plusieurs éditions de l’Ars moriendi qui sont aujourd’hui conservées. Notre exemplaire compte quatorze feuillets (sig. A(8)-B(6)) portant le texte latin et des illustrations xylographiées que l’on retrouve dans les autres éditions du même imprimeur. Le cœur est constitué par les cinq tentations diaboliques (impiété, désespoir, impatience, orgueil, amour des biens temporels), auxquelles répondent les cinq inspirations angéliques. Quatre scènes ont été ajoutées: en tête, la confession et l’extrême-onction; à la fin, l’image de la bonne mort et celle de l’archange procédant à la pesée des âmes.
Alberto Tenenti propose une analyse iconographique de ces planches, en soulignant notamment le fait que la mort en tant que telle n’y apparaît jamais. Le mourant lui-même semble bien plus le témoin que l'acteur de la lutte qui l’entoure: lorsque son âme est saisie par les mains des anges, c’est non pas à cause de son mérite, mais par la seule miséricorde de Dieu –soit une perspective bien proche de celle associant la prédestination et la justification par la foi. Les motifs sont souvent les mêmes d’une édition à l’autre, par ex. entre les livrets xylographiques et les éditions typographiques proprement dites. Parmi les caractéristiques remarquables de la mise en image, on notera encore la fréquence d’une présentation en biais, dans laquelle la scène s’organise autour du lit du mourant. Nous sommes dans une mise en scène qui intègre la perspective moderne, mais qui est très différente du modèle du cube scénographique théorisé par Pierre Francastel.
L’exemplaire de la Société d’histoire du protestantisme français se signale non seulement par sa rareté, mais aussi par sa provenance. Il porte en effet un ex libris manuscrit datable du XVIIIe siècle et provenant des Franciscains d’Erfurt –la ville même de Luther. Les Franciscains ont été les premiers mendiants à s’établir à Erfurt, en 1224, où leur maison perdure jusqu'à la fin du XVIe siècle. On rappellera ici que, si Erfurt appartient aux territoires soumis à l'archevêque-électeur de Mayence, la ville se signale par une nette préférence en faveur de la Réforme...
L’exemplaire a été acquis dans des conditions dont nous ignorons tout par Yemeniz, dont il figure dans le catalogue de vente de la bibliothèque (n° 297), non identifié plus précisément et sans autres notes que celles relatives à la reliure moderne («maroquin bleu, filets et compartiments en or, dentelle à froid, tr. dor.»). Le libraire indique en outre : «Curieuses figures d’après les xylographes» (autrement dit, les gravures ont été réalisées en s’inspirant des éditions xylographiques). L’exemplaire a été vendu en 1867 pour 70 f. à Alfred André (1827-1893), avec la collection duquel il est entré à la Bibliothèque de la Société d’histoire du protestantisme français.
Il resterait bien d'autres choses à mettre en évidence à propos de cet ouvrage réellement très remarquable, par exemple sur sa mise en livre selon le système de la pagina. On ne peut que d'autant plus regretter qu'il ne figure pas (s'il y a lieu) dans le Catalogue des incunables de la SHPF, intégré au tome XX de la série des Catalogues régionaux des incunables, lequel vient précisément de sortir… (Genève, Droz, 2016).

Alberto Tenenti, « Ars moriendi. Quelques notes sur le problème de la mort à la fin du XVe siècle », dans AESC, 1951, n° 4, p. 433-446.

lundi 13 juin 2016

Rencontre avec un éditeur

Librairie de la BNF (© Livres hebdo)
Mercredi 15 juin à 18 h 30

Rencontre autour des
Éditions des Cendres
chez
Tschann 13 / Librairie de la BnF

avec
André Jammes (auteur)
Christiane et Marc Kopylov (éditeurs)
Hélène Leroy (auteur)
Isabel Michel (peintre)
Rencontre animée par Éric Dussert

Tschann 13
Librairie de la BnF
Hall Est de la BnF
Quai François Mauriac Paris 13e
01 45 83 39 81
librairiedelabnf@orange.fr

Facebook librairie de la BnF / Tschann13

Durant tout l'été un choix de titres du catalogue de l'éditeur sera présenté à la librairie.
Site de l'éditeur : www.lescendres.com

vendredi 10 juin 2016

Gutenberg et le nationalisme

À partir surtout de la fin du XVIIIe siècle, l'histoire du livre entre comme une composante de la construction des nouvelles identités collectives, selon deux logiques qui combinent leurs effets –il est probablement inutile de souligner le fait que, souvent, le phénomène se prolonge aujourd'hui, selon des modalités et avec des attendus qui sont d'ailleurs variables.
D'abord, l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, invention qui fonctionne probablement en 1452 (1), a été rapidement célébrée comme ouvrant une période nouvelle de l’histoire de l’humanité. L’imprimerie, c’est le savoir (le frontispice de Prosper Marchand met le thème en scène), et les textes commémorant cette invention ou appelant à la glorifier se multiplient dès les dernières décennies du XVe siècle. La gloire de la technique nouvelle mise au service de l’homme s’impose dans les premières décennies du XVIe siècle comme un topos de la littérature humaniste, par exemple chez Rabelais.
Pourtant, la fin du XVIIIe siècle voit la progressive émergence d’une conjoncture de plus en plus contradictoire, avec la problématique des identités collectives, autrement dit désormais, des nationalités. Au cœur du processus figurent une langue, donc aussi une littérature communes –et le rôle de l’imprimerie est à cet égard décisif. De fait, toutes les disciplines liées à la «philologie» au sens allemand du terme sont engagées par le statut nouveau alors dévolu à la langue, et tendent à se développer dans le cadre de problématiques nationales. La bibliographie et l’histoire du livre figurent à cet égard au premier rang.
Statue de Gutenberg à Mayence. Le personnage a été muni d'une petite valise par les étudiants, parce que nous sommes à la fin de l'année universitaire et que, apparemment, il va bientôt prendre le train pour rentrer chez lui pendant les vacances d'été
La concurrence entre les nations concerne aussi les problèmes d’histoire du livre, comme le montre dans les années 1840 la concurrence entre Mayence, Strasbourg et Harlem pour s'imposer comme lieu d'invention de l'imprimerie. Voici encore la figure de Thierry (Dirk) Martens (1447-1531), prototypographe du nouveau royaume de Belgique, lequel a fait tourner une presse à Alost à partir de 1474 (2). Mais Martens est associé à un allemand, Johannes de Westfalia, venu de la région de Paderborn et qui dispose de moyens financiers beaucoup plus considérables. Johannes de Westfalia a travaillé d’abord à Venise en 1472-1473, puis à Strasbourg, avant de venir à Alost et d’y exercer un temps l’imprimerie. Il gagnera cependant très vite Louvain, pôle urbain évidemment plus important et qui bénéficie de la présence de l’université de Bourgogne fondée dans cette ville en 1425.
On est étonné de la virulence des discussions conduites au XIXe siècle dans le nouveau royaume de Belgique, autour de l’hypothèse d’une association entre Martens et Johannes de Westfalia. Il n’est en effet tout simplement pas pensable que le prototypographe «belge» soit un allemand, comme le proclame P. C. van der Meersch en 1856: On aura beau entasser argument sur argument, accumuler hypothèse sur hypothèse, on ne parviendra pas à ternir la gloire de Martens et à détrôner celui-ci au profit de Jean de Westphalie…
Pourtant, la découverte récente d’une édition d’Aristote réalisée en association entre les deux personnages vient confirmer le rôle décisif, et parfaitement logique, de notre émigré allemand dans les débuts de l’imprimerie dans l’ancienne Belgique… La problématique de l’identité nationale joue un rôle encore plus important en Allemagne et dans l’empire wilhelminien, tandis que la concurrence franco-allemande après la Guerre de 1870 se donne aussi à percevoir dans notre domaine. Ainsi, lorsque la Troisième République décide, en 1895, de financer sur des fonds publics l’édition de la monumentale Histoire de l’imprimerie en France aux XVe et XVIe siècles d’Anatole Claudin (3), s’agit-il à nouveau, à l’occasion de l’exposition de 1900, de faire pièce à la publication récente de la grande Histoire de la librairie allemande de Goldfriedrich et Kapp (4) et d’affirmer «la prééminence de nos artistes par l’influence qu’ils exercèrent sur leurs émules des nations voisines lorsque se propageait l’art de Gutenberg à l’époque de la Renaissance…»

1) Frédéric Barbier, « 1452 : une date pour l’Europe », dans 500 de ani de la prima carte tiparita pe teritoriul României. Lucrarile simpozionului international Cartea, România, Europa. Editia I, 20-23 Septembrie 2008, Bucuresti, Editura Biblioteca Bucurestilor, 2009, p. 57-75.
2) Renaud Adam, Jean de Westphalie et Thierry Martens. La découverte de la Logica vetus (1474) et les débuts de l’imprimerie dans les Pays-Bas méridionaux (avec un fac-similé), Turnhout, Brepols, Musée de la Maison d’Érasme, KBR Be, 2009, [et la reprod. en fac-similé] («Nugae humanisticae», 8). Renaud Adam, Alexandre Vanautgaerden, Thierry Martens et la figure de l’imprimeur humaniste (une nouvelle biographie), Turnhout, Brepols, Musée de la Maison d’Érasme, Bibliothèque Sainte-Geneviève, 2009 («Nugae humanisticae», 11-2).
3) Anatole Claudin, Histoire de l’imprimerie en France aux XVe et XVIe siècles, Paris, Imprimerie nationale, 1900-1914, 4 vol. Paris capitale, n° 175a.
4) Johann Goldfriedrich, Friedrich Kapp, Geschichte des deutschen Buchhandels, Leipzig, Börsenverein für den deutschen Buchhandel, 1886-1903, 4 vol.

jeudi 9 juin 2016

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre

Mardi 14 juin 2016
14h30-17h
La Bibliothèque de la Société de l'histoire du protestantisme français
et ses collections 
Pour notre dernière séance de l'année universitaire 2015-2016, nous allons à la découverte de la Bibliothèque de la Société d'histoire du protestantisme français.
Nous avons rendez-vous devant la Bibliothèque le mardi 14 juin à 14h30 (54 rue des Saints-Pères, 75007 Paris, au fond de la cour).
Nous serons  reçus par Madame Marianne Carbonnier-Burkard, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, qui nous présentera l’histoire de la Bibliothèque et un certain nombre de pièces issues de ses fonds et relatives à l’histoire de la Réforme.
On peut aussi visiter le Musée virtuel du protestantisme, pour s'informer plus généralement sur l'histoire de la Réforme en France.

samedi 4 juin 2016

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre

Lundi 6 juin 2016
16h-18h
À Rome autour de 1500:
l’invention de la bibliothèque-modèle 
par 
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).

Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier). quand vous la consultez).

Attention!
La «dernière séance» de notre année universitaire 2015-2016 se déroulera le
mardi 14 juin 2016
à la
Bibliothèque de la Société d’histoire du protestantisme français
(54 rue des Saints-Pères, 75007 Paris).
Nous y avons rendez-vous à 14h30 (dans la cour), pour être reçus par Madame Marianne Carbonnier-Burkard, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris, qui nous présentera l’histoire de la Bibliothèque et un certain de pièces issues de ses fonds et relatives à l’histoire de la Réforme.

jeudi 2 juin 2016

Une Disputatio académique en 1512

Une scène toujours intéressante pour les historiens du livre est celle de la rencontre entre le Christ et les docteurs. Hans Fries (vers 1460- après 1523) nous en donne en 1512 une interprétation fascinante, sur un volet d’un retable: le tableau est aujourd'hui conservé au Musée des Beaux-Arts de Bâle.
Nous sommes en réalité devant l’image d’une disputatio universitaire, dont la scène est dominée par la figure presque caricaturale du président, dans sa chaire surélevée. Son bonnet rouge témoigne de son rang universitaire (serions-nous chez les juristes, ou peut-être devant un tribunal?), et son lorgnon désigne, comme nous l’avions souligné, sa qualité d’intellectuel. Au premier plan, le Christ est en robe noire: est-ce le noir des origines, qui ouvrira à la lumière du monde (mais on rappellera aussi l’association du noir et de l’austérité réformée)? Surtout, le Christ est pratiquement le seul membre de l’assemblée à ne pas avoir de livre entre les mains: les docteurs au contraire suivent son argumentation «texte en mains», et un personnage à l’arrière plan montre même à son voisin le passage auquel il faut se référer. Les uns et les autres se plient à la gestuelle codifiée qui est celle de l’argumentation rhétorique (l’index droit levé).
On peut s’interroger sur la position du personnage représenté à droite au premier plan, le seul à se tourner vers le spectateur: peut-être dépose-t-il son livre en arrière, parce qu’il abandonne la «lettre morte», emporté qu’il est par la «parole vivante» qui est celle du Christ? (Ne porterait-il pas, en outre, un bonnet de fou?). Au fond de la salle, Joseph et Marie sont pratiquement dans la position des père et mère venus assister à la soutenance de leur fils…
Né vers 1460, le peintre lui-même, Hans Fries, est fils d’un boulanger de Fribourg (Suisse), mais il a fait son apprentissage à Berne, avant d’exercer à Bâle, à Fribourg et à Berne. Ce superbe tableau provient quant à lui du «Museum Faesch». C’est un étonnant coup d’œil qui nous est ainsi lancé, et qui ouvre une perspective à laquelle nous n’aurions certes pas pensé: les Faesch en effet sont en effet une famille originaire de la région de Fribourg-en-Brisgau. Établis à Bâle au tournant du XIVe au XVe siècle, ils s’imposent rapidement parmi les plus importantes lignées de notables de la ville. Au XVIIe siècle, Remigius Faesch (1595-1667) est surtout attiré par les études, et par le droit. Il est étudiant à Genève, puis à Bourges, à Paris, à Marbourg et à Bâle, il voyage en Italie, et passe le doctorat en droit (1628). Faesch enseignera à Bâle, assurera à plusieurs reprises la charge de recteur, et il sera conseiller du duc de Wurtemberg et du margrave de Bade. Mais, pour notre propos, il est surtout un collectionneur particulièrement fortuné et actif. Son «musée» (Faeschisches Kabinett), auquel notre tableau appartient, entrera dans les collections de l’Université, puis du Musée des Beaux-Arts, en 1823.
Rappelons incidemment qu’un membre de la famille, Franz Faesch, sert comme officier la république de Gênes en Corse, où il épouse Angela Maria Pietrasanta, veuve Ramolino (1757). Ce mariage en définitive assez obscur se révélera particulièrement brillant: Laetizia, fille du premier mariage, épouse en effet l’avocat Charles (Carlo) Bonaparte (1767), et elle sera la mère de Napoléon. Le fils du second mariage, Joseph, est connu en France comme le «cardinal Fesch», oncle de l’empereur et archevêque de Lyon –une transition spectaculaire s’il en fut, de la tradition réformée au catholicisme romain, pour un personnage qui décédera prince pontifical (1839).
Mais l’essentiel n’est pas là, pour aujourd’hui du moins. Le tableau de Fries nous fait ressouvenir d’une scène banale dans les villes universitaires, comme l’est précisément Bâle, et il est pour nous d’autant plus précieux que l'artiste est un tenant de la représentation la plus objective possible. Les disputes académiques, les examens, les soutenances et les exercices de toutes sortes constituent des spectacles ouverts à toute personne intéressée et qui sont parfois appréciés à la manière de véritables tours de force. D’autres «disputes» que celle du Christ se rencontrent dans l’iconographie, comme notamment la dispute de saint Étienne. Cinq année encore et la publication, dans la nouvelle université de Wittenberg, des 95 thèses du moine augustin Martin Luther va ouvrir pour la chrétienté occidentale une période radicalement nouvelle, d’innovations et de troubles très profonds: à défaut de savoir si les Thèses de Luther ont été effectivement disputées à Wittenberg, force est de constater que leur reproduction et leur diffusion très rapides par le biais de l’imprimerie constituent un phénomène radicalement nouveau, qui nous fait entrer de plain pied dans la logique de la publicistique moderne. 

Dictionnaire historique de la Suisse
Musée des Beaux-Arts de Bâle