jeudi 2 juin 2016

Une Disputatio académique en 1512

Une scène toujours intéressante pour les historiens du livre est celle de la rencontre entre le Christ et les docteurs. Hans Fries (vers 1460- après 1523) nous en donne en 1512 une interprétation fascinante, sur un volet d’un retable: le tableau est aujourd'hui conservé au Musée des Beaux-Arts de Bâle.
Nous sommes en réalité devant l’image d’une disputatio universitaire, dont la scène est dominée par la figure presque caricaturale du président, dans sa chaire surélevée. Son bonnet rouge témoigne de son rang universitaire (serions-nous chez les juristes, ou peut-être devant un tribunal?), et son lorgnon désigne, comme nous l’avions souligné, sa qualité d’intellectuel. Au premier plan, le Christ est en robe noire: est-ce le noir des origines, qui ouvrira à la lumière du monde (mais on rappellera aussi l’association du noir et de l’austérité réformée)? Surtout, le Christ est pratiquement le seul membre de l’assemblée à ne pas avoir de livre entre les mains: les docteurs au contraire suivent son argumentation «texte en mains», et un personnage à l’arrière plan montre même à son voisin le passage auquel il faut se référer. Les uns et les autres se plient à la gestuelle codifiée qui est celle de l’argumentation rhétorique (l’index droit levé).
On peut s’interroger sur la position du personnage représenté à droite au premier plan, le seul à se tourner vers le spectateur: peut-être dépose-t-il son livre en arrière, parce qu’il abandonne la «lettre morte», emporté qu’il est par la «parole vivante» qui est celle du Christ? (Ne porterait-il pas, en outre, un bonnet de fou?). Au fond de la salle, Joseph et Marie sont pratiquement dans la position des père et mère venus assister à la soutenance de leur fils…
Né vers 1460, le peintre lui-même, Hans Fries, est fils d’un boulanger de Fribourg (Suisse), mais il a fait son apprentissage à Berne, avant d’exercer à Bâle, à Fribourg et à Berne. Ce superbe tableau provient quant à lui du «Museum Faesch». C’est un étonnant coup d’œil qui nous est ainsi lancé, et qui ouvre une perspective à laquelle nous n’aurions certes pas pensé: les Faesch en effet sont en effet une famille originaire de la région de Fribourg-en-Brisgau. Établis à Bâle au tournant du XIVe au XVe siècle, ils s’imposent rapidement parmi les plus importantes lignées de notables de la ville. Au XVIIe siècle, Remigius Faesch (1595-1667) est surtout attiré par les études, et par le droit. Il est étudiant à Genève, puis à Bourges, à Paris, à Marbourg et à Bâle, il voyage en Italie, et passe le doctorat en droit (1628). Faesch enseignera à Bâle, assurera à plusieurs reprises la charge de recteur, et il sera conseiller du duc de Wurtemberg et du margrave de Bade. Mais, pour notre propos, il est surtout un collectionneur particulièrement fortuné et actif. Son «musée» (Faeschisches Kabinett), auquel notre tableau appartient, entrera dans les collections de l’Université, puis du Musée des Beaux-Arts, en 1823.
Rappelons incidemment qu’un membre de la famille, Franz Faesch, sert comme officier la république de Gênes en Corse, où il épouse Angela Maria Pietrasanta, veuve Ramolino (1757). Ce mariage en définitive assez obscur se révélera particulièrement brillant: Laetizia, fille du premier mariage, épouse en effet l’avocat Charles (Carlo) Bonaparte (1767), et elle sera la mère de Napoléon. Le fils du second mariage, Joseph, est connu en France comme le «cardinal Fesch», oncle de l’empereur et archevêque de Lyon –une transition spectaculaire s’il en fut, de la tradition réformée au catholicisme romain, pour un personnage qui décédera prince pontifical (1839).
Mais l’essentiel n’est pas là, pour aujourd’hui du moins. Le tableau de Fries nous fait ressouvenir d’une scène banale dans les villes universitaires, comme l’est précisément Bâle, et il est pour nous d’autant plus précieux que l'artiste est un tenant de la représentation la plus objective possible. Les disputes académiques, les examens, les soutenances et les exercices de toutes sortes constituent des spectacles ouverts à toute personne intéressée et qui sont parfois appréciés à la manière de véritables tours de force. D’autres «disputes» que celle du Christ se rencontrent dans l’iconographie, comme notamment la dispute de saint Étienne. Cinq année encore et la publication, dans la nouvelle université de Wittenberg, des 95 thèses du moine augustin Martin Luther va ouvrir pour la chrétienté occidentale une période radicalement nouvelle, d’innovations et de troubles très profonds: à défaut de savoir si les Thèses de Luther ont été effectivement disputées à Wittenberg, force est de constater que leur reproduction et leur diffusion très rapides par le biais de l’imprimerie constituent un phénomène radicalement nouveau, qui nous fait entrer de plain pied dans la logique de la publicistique moderne. 

Dictionnaire historique de la Suisse
Musée des Beaux-Arts de Bâle

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire