samedi 8 avril 2017

Les médias et le "temps caractéristique"

Que nous soyons entrés aujourd’hui dans l’«ère de l’information», nul n’en doutera a priori: les conditions de fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler les «nouveaux médias» aboutissent à reconfigurer très profondément non seulement les modes d’accès à l’information, mais aussi les pratiques mêmes par lesquelles celle-ci fait l’objet d’une appropriation, sans parler du fonctionnement de la majorité des institutions qui constituent et qui organisent nos sociétés. Le phénomène est en effet nouveau, si nous considérons les formes qu’il prend aujourd’hui, et les opportunités qu’il offre.
Une incise s’impose: les «nouveaux médias» étaient en effet nouveaux lorsqu’ils sont apparus, il y a maintenant plus d’une génération, et les innovations techniques dont il font constamment l’objet entretiennent cette image de nouveauté. Pour autant, nous retrouvons dans l’expérience quotidienne qui est la nôtre une logique bien connue des historiens des techniques, et dont nous avons à plusieurs reprises parlé ici même. La première étape de l’innovation concerne l’innovation de procédé, autrement dit la mise en place d’une technique nouvelle dans un certain domaine. La théorie des «révolutions du livre» a pris le parti de «caler» l’histoire des médias sur la chronologie de l’innovation technique.
Mais il faut aussi rendre la technique viable (en d’autres termes, rentable), en développant un tout autre type d’innovation, que nous désignerons comme l’innovation organisationnelle: il s’agit des conditions de fonctionnement, des pratiques de diffusion des produits, des modes de travail, de rémunération et de paiement, etc. Enfin, à chaque étape de la chronologie, nous nous trouvons devant un marché lui-même nouveau, et soumis à une conjoncture à la fois spécifique et de plus en plus complexe. Ce marché est soutenu par un troisième modèle d’innovation, à savoir l’innovation de produit: à partir d’un certain système technique, on invente et on réinvente les produits qui permettront d'impulser de nouvelles pratiques et qui favoriseront l’élargissement même du marché.
L’historien du livre sait que, dans les phénomènes liés aux «nouveaux médias», il n’y a, du point de vue théorique, pas de nouveauté systémique: le schéma déroulé à la suite de l’invention de Gutenberg est déjà pratiquement le même, et nous pourrions dire la même chose à propos de l’industrialisation et de la mise en place de la librairie de masse. Ce qui nous intéressera en revanche, à ce stade de la réflexion, c’est le rapport induit dans le fonctionnement du média par l’articulation de ces différents niveaux selon un rythme qui tend lui-même à s’accélérer. Nous dirons que, s’agissant des médias (alias, de la communication sociale), le procédé, l’environnement large, le produit et ses pratiques d'usage et d’appropriation constituent un système cohérent, et que ce système fonctionne selon des échéances qui lui sont propres: il s’agit du délai nécessaire à la production du contenu (textuel ou autre), à sa circulation et à son appropriation, et que nous désignerons ici comme le «temps caractéristique».
Le temps caractéristique du média se compte d’abord par années, mais, dans la première moitié du XVe siècle, nous sommes déjà sur des délais qui peuvent être de l’ordre de quelques mois, voire de quelques semaines.
L’innovation constituée par les Flugschriften et par l’essor de la controverse imprimée, en Allemagne à compter de 1517 constitue un facteur de changement dans l’échelle du temps caractéristique dont on ne saurait surestimer l’importance: nous descendons en effet au niveau de quelques semaines, et ce délai reste de règle jusqu’à la Révolution industrielle.
Le temps du journal illustré, et la foule qui se rue aux nouvelles
Les innovations les plus radicales sont induites plusieurs siècles plus tard, lors du passage à la librairie de masse (le temps caractéristique du quotidien n'est plus celui des Flugschriften), et surtout aux médias de la communication à distante: la transmission se fait en quelques heures (déjà avec le télégraphe Chappe), puis de manière pratiquement instantanée, lorsque les réseaux téléphoniques et autres (radio, télévision) commencent à s’étendre.
Le paysage des médias n’a jamais été aussi varié qu’il ne l’est devenu, en notre début du XXIe siècle. Si nous suivons une typologie fondée sur la technique, voici, d’abord, l’imprimé sous ses multiples formes, livre, quotidien, périodique, simple feuille, etc). Viennent ensuite les médias de l’époque industrielle, du téléphone à la radio et à la télévision. Enfin, voici les «nouveaux médias» de l’informatique, lesquels évoluent eux-mêmes très rapidement. Par voie de conséquence, les relations d’un sous-sytème à l’autre se complexifient considérablement, tandis que se juxtaposent des temps caractéristiques différents, correspondant à des pratiques d’utilisation elles aussi différentes.
Les nouveaux médias sont caractérisés notamment par la possibilité théorique de l’instantanéité pour tous, un argument présentant des avantages infinis, mais qui inversement est source de désordres potentiels difficilement mesurables. La puissance de l’outil donne en effet une force inédite à la désinformation, quand la «calomnie» chère à Beaumarchais se mue en cette économie des fake news que nous découvrons peu à peu, en même temps que nous découvrons avec consternation son poids économique et l’étendue de sa puissance.Ajoutons que le paradigme des temps caractéristiques se décline bien évidemment –dans le temps, mais qu'il se décline aussi dans l'espace: le temps caractéristique n'est pas le même d'un lieu à l'autre, par exemple entre la ville et le plat-pays, de sorte qu'il fonctionne comme l'un des facteurs les plus profonds des distorsions que l'historien peut observer. Mais ceci est un autre problème, sur lequel nous nous réservons de revenir.

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