jeudi 4 mai 2017

Hier et aujourd'hui

Plusieurs ouvrages récents, et une masse de commentaires à propos des élections présidentielles qui se déroulent actuellement en France, attirent l’attention sur des lignes de fracture présentées comme nouvelles et qui parcourent la société.
La principale passerait entre une France, ouverte, informée et pour l’essentiel constituée d’urbains, et une France plus isolée qui serait d’abord celle du monde rural et des régions d’où la grande industrie a plus ou moins disparu. Cette ligne première en croise plusieurs autres, qui relèvent surtout de la sociologie: ceux qui participent à la France «ouverte» seraient relativement plus favorisés, par leurs diplômes, leurs revenus, leur mode de vie, etc. La France du repli serait en revanche celle des catégories plus fragiles, celle qui est plus touchée par le chômage, celle qui a un sentiment d’abandon, qui s’inquiète face au déclassement possible, à la marginalisation et aux risques de toutes sortes. Et, pour couronner le tout, les préférences politiques traditionnelles, les sympathies pour tel ou tel parti et les systèmes anciens de solidarité tendent parallèlement à s’affaisser. Nous voici devant une conjoncture où le slogan, l’affirmation gratuite, voire la fake news peuvent avoir des conséquences très grandes.
Les phénomènes du passé nous aident à analyser ceux du présent, notamment s’agissant d’histoire des communications et des médias. Que la rapidité des communication (jusqu’à l’instantanéité de la communication mondialisée) ne soit pas gage d’ouverture est montré dès la fin de l’Ancien Régime: le réseau des grandes routes royales est l’un des plus modernes d’Europe, et les circulations considérablement facilitées à travers le royaume. Pour autant, lorsqu’Arthur Young parcourt le pays, il s’étonne constamment de ne voir que des routes vides, une circulation inexistante et des moyens d’information absents. Il quitte Paris par la route d’Orléans, et le pays devient aussitôt «un désert, comparé avec les routes qui avoisinent Londres». Suivons le à Besançon, le 27 juillet 1789, alors même que les événements se précipitent, mais que les seules informations disponibles sont pour l'essentiel celles échangées à la table d’hôte –c’est, d’une certaine manière, l’information que nous aurions aujourd'hui, avec les périodiques abandonnés dans la salle d’attente d’un médecin:
Il n’est pas croyable combien la France est arriérée pour tout ce qui touche aux informations. De Strasbourg jusqu’ici, il ne m’a été impossible de lire un seul journal. Ici, j’ai demandé le Café littéraire. Il n’y en a pas. Les gazettes? Dans les cafés. C’est très vite répondu, mais ce n’est pas si facile à trouver. Rien que la Gazette de France, pour laquelle en ce moment un homme de bon sens ne donnerait pas un sol. J’ai été dans quatre autres cafés; dans quelques-uns, il n’y a pas du tout de journaux; au Café militaire, le Courrier de l’Europe, vieux de quinze jours; des gens bien habillés parlent de nouvelles qui datent de deux ou trois semaines, et leur conversation montre pleinement qu’ils ne savent rien de ce qui se passe. Dans toute la ville de Besançon, pas trace du Journal de Paris ou d’un autre journal donnant le détail des délibérations des États; et cependant, c’est la capitale d’une province aussi grande que cinq ou six de nos comtés anglais, et qui contient vingt-cinq mille âmes; et chose étrange à dire, le courrier n’arrive que trois fois par semaine! (…) Aussi le pays croit-il tout le contraire de ce qui s’est passé… (la description de Dijon, quelques jours plus tard, est très proche).
Arthur Young attire notre attention sur le fait que les «temps caractéristiques» se juxtaposent sans se pénétrer entre plusieurs géographies à la typologie différente.
1) Les deux «capitales», de Paris et de Versailles, concentrent les moyens d’information qui font l’admiration de Koraÿs.
2) Au-delà, la circulation se fait d’abord dans un cadre privé, par le biais notamment des correspondances, bien plus rarement, de la presse périodique: c’est dans ce cadre seul que se vérifie le jugement de Georges Lefèbvre selon lequel «les grandes villes que touchaient les routes de poste recevaient des nouvelles tous les jours» (La Grande Peur, p. 79). Le public est par définition minoritaire, et les écarts se comptent en jours, voire en semaines, par rapport à la capitale.
3) Enfin, nous pénétrons dans le plat-pays, lequel constitue, sauf cas particulier, un environnement vide de circulations et d’informations fiables: comme l’a montré Dominique Julia à propos de la Champagne, les localités situées le long des grandes routes bénéficient de meilleurs taux d’alphabétisation. Mais, dans les villages, hors le curé, qui sait lire et écrire? C’est la géographie ancienne des «temps locaux», d’où l’écrit et l’imprimé sont pratiquement absents, et où le continuum de l’information est depuis toujours apporté par les bruits et par les rumeurs.
Le livre exemplaire consacré par Georges Lefèbvre à la Grande Peur (Paris, SEDES, 1932) suggère que le heurt entre des «temps caractéristiques» différents pourrait constituer en définitive un facteur propice à la naissance de bruits, et d'actions, sans contrôle ni fondements. La carte des p. 197-198 (cf cliché) montre que la panique du Clermontois (Clermont-de-l’Oise) prend sa source dans ce monde intermédiaire, celui de la ruralité, mais à proximité immédiate d’une grande route par où transitent courriers, nouvelles… et bruits. Une altercation entraperçue, un conflit ancien, et la peut naît, avant de se répandre, grossie par toutes sortes d’interprétations infondées. De même, la peur de Champagne méridionale naît dans quelques bourgades proches de Romilly-s/Seine, étape de la grande route de Paris à Troyes.
À l’inverse, des régions entières sont épargnées par le phénomène, qui sont souvent des régions de frontière mais aussi, parfois, des régions particulièrement isolées (la Sologne, le haut Morvan, ou encore la plus grande partie de la Bretagne). La Peur, la simplification abusive, sont ainsi l'effet à la fois d’une information médiocre et d’une assimilation problématique. Le modèle pourrait-il, mutatis mutandis, être transposé en notre début du IIIe millénaire, lorsqu'une partie de la population est soumise à l'irruption des nouveaux médias, mais ne sait pas toujours la maîtriser? Revenons-en pour finir à Arthur Young:
Comme si les lignes politiques et les cercles littéraires d’une capitale constituaient un peuple, et non l’universelle diffusion des connaissances agissant, par une rapide communication, sur des esprits préparés, grâce à une habituelle activité du raisonnement, à les recevoir, à les combiner et à les comprendre… 
Qui a dit que la question de l'école était, toujours aujourd'hui, l'une des questions fondamentales posées au responsable politique?

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