lundi 16 avril 2018

En 1495, le voyage de Compostelle

Le petit livret consacré par Hermann Künig aux routes de Compostelle et publié probablement par Prüss et Grüninger à Strasbourg peu après 1495, est, sous sa forme modeste, d’une richesse extrême, tant pour l’histoire du livre que pour celle des voyages, des pèlerinages et des transferts culturels:
Wallfahrt und Strass zu St. Jacob, [Strasbourg, Johann Prüss et Johann (Reinhard) Grüninger, post 26 juill. 1495] (GW, M 16476).
Quelques remarques préliminaires: l’opuscule se présente en format in-quarto, et il compte douze feuillets non chiffrés, dont une image du pèlerin, laquelle est répétée trois fois. Nous connaissons un seul exemplaire conservé de cette petite brochure, à la Bibliothèque nationale de Berlin (accessible en ligne).
L’auteur est un moine de l’abbaye de Vacha, une petite ville située sur la Werra, à l’ouest de la Thuringe: Vacha est une étape sur l’un des principaux itinéraires européens, celui de la Via regia conduisant de la région du Rhin et du Main vers l’est de l’Europe, par Eisenach, Erfurt et Leipzig, le grand marché des foires. Künig lui-même est un servite de Marie, qui apparaît ponctuellement dans les sources d’archives, et qui aurait peut-être accompli son pèlerinage en 1486 –mais nous tiendrions bien plutôt pour les années 1495-1496, puisque le voyageur mentionne qu’Amboise abrite le tombeau du fils du roi de France, et que le dauphin Charles Orland est précisément décédé, à l’âge de trois ans, à la fin de l’année 1495 au château d'Amboise…Plus tard, le tombeau sera transporté à la cathédrale de Tours.
L’ouvrage serait donc publié au plus tôt en 1496: on pourrait s’étonner qu’il sorte des presses d’un atelier strasbourgeois, donc assez éloigné de la Thuringe, mais, d’une part, la capitale de l’Alsace constitue l’un des grands centres de typographie en Europe à la fin du XVe siècle; d’autre part, Künig ne serait peut-être jamais rentré à Vacha, et il se serait arrêté plus à l’ouest; enfin, en tout état de cause, la clientèle visée par les éditeurs est celle des pèlerins allemands, dont un grand nombre passe évidemment par le Long pont (lange Brücke) traversant le Rhin à Strasbourg.
La présentation se fait en deux temps: à l’aller, l’auteur décrit la «route d'en-haut» (Oberstraße), qui conduit d’Einsiedeln, en Suisse, à Chambéry, puis à Valence, avant de poursuivre vers l’Espagne. Pour le retour en revanche, il propose la «route d'en-bas» (Unterstraße), qui remonte d’Espagne vers Bordeaux, Tours, Paris et Bruxelles, pour aboutir enfin à Aix-la-Chapelle. Le circuit permet de visiter les plus grandes églises de pèlerinage en dehors de Rome et de l’Italie: Einsiedeln, mais aussi Saint-Martin de Tours, sans oublier Aix-la-Chapelle ni, bien sûr, Compostelle.
Le récit est très bref, et se concentre d’abord sur les églises et autres lieux de dévotion, sur l’itinéraire (avec la présence des ponts, etc.), et sur les conditions matérielles du voyage: l’auteur fait souvent allusion aux dangers qui guettent le pèlerin isolé, il mentionne l’existence des auberges et des «hôpitaux», il donne parfois son avis sur l’accueil qui s'y trouve réservé, et il attire l’attention sur les taxes et autres octrois, et sur les problèmes de change. Parfois, il rapporte une légende, par exemple à propos du Mont Pilate, sur le lac des Quatre Cantons, et du cadavre supposé de Pilate qui y aurait été transporté: la piété la plus sincère n’entre nullement en contradiction avec des formes de pensée naïves et qui touchent au surnaturel païen…
Certes, on est parfois quelque peu perplexe devant le caractère succinct de l’information: sur la route du retour, le pèlerin arrive à Burgos. En quittant la ville par la porte Saint-Nicolas, il prendra à droite à la bifurcation, et «arrivera directement à Strasbourg» –soit un itinéraire de quelque 1400 km sans plus de précisions.
Mais trois éléments nous retiendront plus particulièrement. D’abord, le gîte: dès lors qu’il sort des pays germanophones, le voyageur est content de trouver des auberges «allemandes» sur sa route. Que Genève soit une ville «propre» semble déjà acquis à la fin du XVe siècle, mais il faut surtout prendre gîte dans la première maison hors la ville, chez Peter von Freiburg (Fryburg)
où tu trouves à boire et à manger en suffisance,
et où, en plus, l’hôte t’aidera pour toutes tes affaires. L’image de saint Jacques est suspendue à gauche de la porte d’entrée.
Le deuxième ordre de remarques concerne les noms de lieu: notre voyageur remonte depuis Bordeaux, et arrive sur la Loire, mais la graphie parfois surprenante des toponymes déroute le lecteur moderne. C'est que le texte rend compte de ce que le voyageur a entendu, avec l’accent d’outre Rhin. Il rentre d’abord à Thorß (Tours) (1), que l’on appelle en welch (en roman) Thuron, et d’où l’on peut gagner directement la Lorraine. Dans l’immédiat, il faut remonter la Loire, passer par Amboß (Amboise), puis gagner Blese (Blois) et par plusieurs autres villes que l’auteur ne détaille pas. La dernière de celles-ci accueille la cour d’un évêque –probablement Meung, possession des évêques d’Orléans– et on y recevra peut-être une aumône. Et, enfin, c’est Orliens (Orléans) une «belle ville».
On ne peut pas passer sous silence le commentaire sur Paris, en cette toute fin du XVe siècle:
Après cela, tu arrives bientôt à Paris, / Cette ville où se rendent tous ceux qui veulent devenir savants
Dans les arts, ou dans le droit canon et romain. / Sur la terre, je n’ai jamais vu une ville semblable.
On devine l’admiration de Künig, même si celui-ci confond et si l’enseignement du droit romain est en réalité interdit à Paris –mais se pratique à Orléans, où il n'en a pourtant rien dit, non plus que des Allemands membres de la Natio Germanica.
Notre dernière remarque concerne les difficultés du voyage à l’étranger: l’auteur souligne à plusieurs reprises combien il faut être attentif à ne pas se faire gruger, et l’impossibilité de se faire comprendre explique, n’en doutons pas, son attention à signaler les «bonnes auberges» entendons celles tenues par des compatriotes de confiance. Sur la route du retour, il y a comme un soupir de soulagement, lorsqu’il s’agit d’arriver en Lorraine (à Metz, ou à Widersdorf = Vergaville), et
Là, tu pourras parler avec les gens.
Enfin!...
Un document exceptionnel, bien loin de l’Itinéraire de Breydenbach et de ses compagnons et dont le propos est complètement différent: c’est un petit opuscule, que l’on pourra se procurer en route en passant par Strasbourg, pour un prix raisonnable, et que l’on emportera sans complications. Bien sûr, il est inutile d’y insister, mais il est bien clair que ces pèlerins sans grandes ressources et exposés à tous les risques d’un voyage lointain, sont désormais alphabétisés, et suffisamment acculturés pour que l’imprimé leur soit devenu un objet d’usage relativement banal...

1) Rappelons que la prononciation de l'allemand est accentuée, et que les s finaux ne sont pas muets. Le voyageur a peut-être lu Tours, et il transcrit Thorss. Il faut aussi tenir compte du rôle du compositeur strasbourgeois. Plus loin, nous lirons pareillement Stampoß (Étampes), avant d'arriver à Hamyens (Amiens), après avoir quitté Paris par le nord.

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